Ici je vous propose une présentation de « l’âme russe » tel que Sylvain Tesson la caractérise dans son livre Bérézina. Un livre passionnant, tant par sa trame Historique que par sa critique acerbe de notre société.

Un livre de Sylvain Tesson, c’est comme une percée de lumière éclairant nos quotidiens millimétrés : des grandes aventures au service d’une quête insatiable d’être. Je l’ai découvert avec son essai Dans les forêts de Sibérie (2011). Insatisfait du monde moderne, lassé de ces innombrables marches, il s’en allait cette fois rechercher la solitude, l’espace et le silence au bord du Lac Baïkal. Passant 6 mois au chevet de la plus grande réserve d’eau douce au monde, cet ermite allait nous faire les confessions d’un enfant mal dans son siècle. A la manière des rêveries d’un promeneur solitaire de Rousseau, Sylvain Tesson nous décrit son quotidien ponctué de lecture, d’écriture, d’alcool et de contemplation de ce « chant du monde ». Avec son introspection ; il nous montrait la difficulté des hommes à s’entendre, à s’approprier l’espace et le temps.

Sylvain Tesson by the lake

« La nuit, je trouve la paix dans les bois. A l’aube, je tire la vie du lac. Le secret du bonheur : une canne à pêche pour n’avoir pas faim, deux chiens pour n’être pas seul. »

Slavophile convaincu, Il a publié un court récit de voyage : Berezina (2014) qui raconte son périple en sidecar à travers l’Europe. Partant de Moscou pour relier Paris en deux semaines (du 3 au 15 décembre 2012), il a suivi les grandes étapes de la retraite Napoléonienne durant la campagne de Russie (1812):
– Le 14 septembre 1812 à Moscou avec l’arrivée de la grande armée dans une ville déserte et en flamme
– Le 15 novembre 1812 avec la bataille de Krasnoï qui voit l’armée française échapper de peu à l’anéantissement
– Le 26 novembre avec la bataille de la Berezina, une nouvelle victoire militaire Française acquise au prix d’efforts sur-humain
– Le refus de défendre Vilnius, et ce à cause d’une épidémie de typhus et de dysenterie qui ravagea l’armée

Réalisée dans le cadre du bicentenaire de la campagne de Russie, il ne faut pas limiter cette excursion à un devoir de mémoire. C’est avant tout un voyage spirituel, en se réappropriant des hauts lieux de notre Histoire, il souhaite comprendre les raisons profondes qui ont poussé au carnage. Deux concepts semblent émerger : l’Honneur et le Courage. Ils justifient et expliquent tout, même l’impensable dans notre XXIe siècle naïf et aseptisé. Sylvain Tesson se fait l’écho de ce décalage à la p103-104 :

« L’honneur et le courage ! Comme ils résonnaient étrangement, ces mots, deux cents années plus tard. Etaient-ils encore en vie, ces mots, dans le monde que nous traversions pleins phares ? Nous fîmes une courte halte sur le bas-côté, il neigeait, la nuit semblait en larmes dans le faisceau des phares. Dieu, me disais-je, en pissant de noir, nous autres, pauvres garçons du XXIe siècle, ne sommes-nous pas des nains ? Alanguis dans la mangrove du confort, pouvions-nous comprendre ces spectres de 1812 ?
Pouvions-nous vibrer des mêmes élans, accepter les mêmes sacrifices ? Les comprendre seulement ? Les Trente Glorieuses avaient servi à cela : nous aménager des paradis familiers, des bonheurs domestiques, des jouissances privées. Nous permettre d’avoir beaucoup à perdre. »

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La retraite de Moscou de Napoléon – Adolph Northen

On doit ajouter une démarche symbolique à cet itinéraire, pour comprendre cette abnégation il faut aussi endurer les souffrances infligées par le général « hiver ». Sylvain Tesson veut donc une fois de plus sortir du monde, ou plutôt sortir de notre époque pour se rapprocher des anciens, de l’autre. L’autre n’étant perceptible que dans sa totalité, c’est-à-dire à minima dans sa dimension charnelle, il se fait un devoir de fidélité.

Son périple, c’est aussi l’occasion de se plonger dans sa vision de « l’âme russe ». Ce qui frappe dans sa description, au-delà du récit tragique de la campagne de Russie, c’est la dichotomie entre Est et Ouest. Dans un monde qui s’uniformise, la Russie et les Républiques sœurs semblent conserver des valeurs transcendantales, c’est-à-dire des comportements n’obéissant pas à la simple raison. Ce caractère est assimilable à l’Homme traditionnel du XIXème siècle. Et c’est peut-être ce tempérament qui explique les traits quelques peu semblables entre Napoléon et les contemporains rencontrés. Dans son récit, il nous livre des indices qui expliquent cette persistance de la spécificité slave :

  • D’abord il note le contexte Historico-Politique. De l’héritage Soviétique, les russes ont conservé les automatismes du système D. Les privations ont touché la majorité du peuple, l’obligeant à la prévoyance et ascétisme. Et quoi de mieux pour lutter contre la folie des grandeurs que d’adopter un rythme de vie modeste ? Ne rien attendre des autres si ce n’est ce que l’on ne peut produire nous même ? Et surtout s’en satisfaire… En somme, il nous décrit le charme de la simplicité, comme si elle rimait avec authenticité. Par extension, l’évocation de la vertu n’est jamais très loin, car ici le marché n’a pas conquis certains segments sacrés de la vie. Au détour d’un hôtel pittoresque il se fait acerbe quand à nos « standing » … car chez nous, remplacés par des bornes automatiques, des hommes il n’en n’est même plus question.

P85 «  A Smolentsk, nous descendîmes dans l’ancien hôtel des apparatchiks soviétiques, le Dniepr, resté dans son jus. Gardiennes d’étage peroxydées, décoration brejnévienne, lustre des années 1970, tuyauterie issue de l’industrie thermique : nous aimions ces atmosphères de guerre froide. J’avais 40 ans et j’étais nostalgique d’un monde que je n’avais pas connu. Je préférais ces ambiances à celles des hôtels standardisés dont le capitalisme à visage inhumain avait couvert nos centres villes ; ces établissements conçus par des commerciaux qui jugeaient qu’une connexion wi-fi et un climatiseur fixé au-dessus d’une fenêtre verrouillée valaient mieux que la conversation d’une babouchka et qu’une fenêtre ouverte sur un fleuve gelé »

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La borne automatique, syndrome d’une société où la boulimie consumériste tue le lien social. Si les gens sont malheureux, est-ce parce qu’ils ne peuvent pas acheter quand/où ils veulent ? Ou est-ce parce que plus personne ne daigne leur faire un sourire ?

  • Enfin la spiritualité est une autre spécificité : celle d’un peuple qui accepte la souffrance, non comme situation définitive, mais étape préalable à la délivrance. Rappelant l’épisode de la passion du Christ, les russes doivent porter leurs croix pour prétendre jouir de la vie. Le bonheur devient alors un horizon noyé dans les larmes, inversement à la pensée Latine, relativiste et négligeant la notion d’effort:

P92-93 : « Est-ce parce que l’Histoire s’était déchainée sur eux avec la hargne de la houle sur un récif tropical qu’ils avaient développé une vision tragique de la vie, un goût pour la formulation permanente du malheur, une capacité à proclamer sans cesse l’inconvénient d’être né ?
Nous autres, latins, nourris de stoïcisme, abreuvés par Montaigne, inspirés par Proust, nous tentions de jouir de ce qui nous advenait, de saisir le bonheur partout où il chatoyait, de le reconnaitre quand il surgissait, de la nommer quand l’occasion s’en présentait. Dès que le vent se levait, en somme, nous tentions de vivre. Les russes, eux, étaient convaincus qu’il fallait avoir préalablement souffert pour apprécier les choses. Le bonheur n’était qu’un interlude dans le jeu tragique de l’existence. Ce que me confiait un mineur du Donbass, dans l’ascenseur qui nous remontait d’un filon de charbon, constituait une parfaite formulation de la « difficulté d’être » chez les Slaves : « Que sais-tu du soleil si tu n’as pas été à la mine ? »
Milan Kundera avait souvent déploré l’absence de rationalité dans la pensée russe. Il répugnait à ce penchant des compatriotes de Dostoievski à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos alors même qu’ils se rendaient coupables d’exactions. Et si c’était là la clé du mystère russe ? Une capacité à laisser partout des ruines, puis à les arroser par des torrents de larmes »

  • Enfin cette rupture est aussi géographique, car certaines ex-républiques Soviétiques ont singé les pratiques de l’Ouest. Elles ont cédé à la logique purement marchande, flattant l’extériorité au point d’influer sur la nature, elle même réduite à n’être qu’un « facteur » à organiser, normaliser. Dans un monde où tout doit être « marketer », le contenu (l’intérieur) doit s’effacer au profit du contenant (extérieur).

P165 : « La frontière entre la Pologne et l’Allemagne était matérialisée par le changement du paysage. Les opulents hameaux allemands contrastaient avec les villages Polonais jetés sur la plaine à renfort de parpaings. Même la forêt teutonne semblait pousser plus droit que de l’autre côté. »

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Évolution du nombre d’hommes durant la campagne de Russie. La largeur du trait sert à déterminer la diminution des effectifs de l’armée Napoléonienne. En beige l’aller, en noir le retour …

A la lumière de cette analyse , aujourd’hui « l’âme russe » semble donc être une posture, elle indique plutôt un rejet de l’hyper modernité capitaliste. Elle n’est nationale que dans la mesure où elle porte les stigmates de l’héritage soviétique. Elle se retrouve dans les personnes défiant ce monde, ce n’est donc pas pour rien qu’elle parle au cœur de Sylvain Tesson…

P26 : « Il avait eu envie d’aventure, de réel. Il préférait négocier avec des businessmen à têtes de brutes plutôt qu’avec des barracudas d’HEC qui n’avaient jamais l’idée de lui proposer une cuite au sauna après la négociation du contrat. Jacques se sentait plus proche d’un pêcheur du lac Lagoda que d’un type lui déroulant un prévisionnel. Et justement, en France, chacun lui paraissait préoccupé de son propre bilan »

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Photo du lac Ladoga, il en sera justement question dans le prochain article.