Cet article fait écho à une exposition du Grimaldi Forum à Monaco. S’intitulant de Chagall à Malevitch, la révolution des avant-gardes, elle synthétise le travail d’artistes russes au début du XXème siècle. Elle regroupe ainsi plusieurs tendances d’un large courant appelé « avant-garde russe »: à la fois cubisme, rayonnisme, cubofuturisme, constructivisme, suprématisme, école de matiouchine etc… Je m’attacherai à présenter le mouvement du néo-primitivisme Russe (ou simplement primitivisme)
I- Origine du primitivisme
Au tournant du XXème siècle, l’essor des routes, du chemin de fer, des fourneaux entraînent une recomposition des paysages, questionnant ainsi notre rapport au monde et à sa représentation. Si d’un côté l’industrialisation semble irrésistible en Europe, la société russe bafouille : alors qu’elle connaît plusieurs foyers insurrectionnels (1905), l’aristocratie peine à convaincre par ces réformes agraires.
Impossible donc de ne pas y voir la nuée de l’Ouest qui portent des bouleversements à venir en Russie. Les artistes ne s’y trompent, issus de formations classiques, ils tissent de nombreux contacts avec les écoles occidentales. Admiratifs de leurs réflexions conceptuelles, leur objectif est ambitieux : hisser l’Art Russe en synthétisant l’excellence Européenne et le génie slave.
En ce sens, la révolution artistique des avant-gardes (1910-1930) préfigure celle de 1917. C’est-à-dire qu’elle reprend un corpus idéologique occidental (Marxisme) pour l’adapter aux spécificités russes (base paysanne et état centralisateur). Si les avant-gardistes (1890-1930) voyagent à Paris, c’est pour assimiler ces nouveaux codes dans leurs représentations : cubisme-fauvisme-expressionisme-futurisme. On dira alors que Moscou est un centre tardif où convergent les avant-gardes Européennes.
Mais plus que d’un simple copier-coller, le néo-primitivisme s’est singularisé au point d’égaler son grand frère : comment expliquer cela?
Tout simplement parce que la Russie a la légitimité de la terre. L’état arriéré du pays est une aubaine ! Si les européens (à l’instar de Gauguin) doivent s’évader vers les colonies pour se retrouver dans un art primitif, la pauvreté de la Russie permet de découvrir des « sauvages » aisément. Contraste d’autant plus marqué que la dichotomie modernité / ruralité est accentuée dans un des pays les plus inégalitaire au monde.
II- Historique :
En Russie, le mouvement néo-primitiviste accouche en deux temps:
– En 1910, des artistes se retrouvent dans le groupe Valet du Carreau. Ce courant a pour but de réinterpréter les œuvres de Cézanne. De nombreux artistes Européens sont alors invités (Picasso, Braque etc.) mais certains peintres y voient une simple copie d’œuvres existantes. La Russie serait-elle condamnée à suivre les tendances?
Ainsi les peintres Michel Larionov et Nathalie Gontcharova quittent le groupe car ils refusent l’académisme, le manque de créativité et leur élitisme. Pour eux le groupe Valet du Carreau sont des artistes dégénérés qui ont coupé leur rapport avec la Russie profonde pour s’enfermer dans des cabinets.
– En 1911, soit seulement un an après la première exposition du groupe Valet du Carreau, considéré comme « les laquais de Paris », quelques artistes font sécession et se regroupent autour du groupe « queue d’âne ». Plus que d’une rupture radicale avec l’Europe, c’est aussi une volonté de retrouver l’Art picturale Orientale (Asie, Byzance), iconiques et qui a de l’appétence pour les couleurs vives, la terre et les rêves. Un beau défi donc pour ces « Orientophiles » qui vont enfin singulariser leurs Art.
III- Spécificités :
Les thèmes des « néoprimitivistes » sont triviales, ils peignent les soldats, les paysans, les enfants au travers de scène quotidienne, la modernité et l’excellence esthétique sont bannies des œuvres. Le but est alors de refaire sortir l’art dans la rue, loin de la froideur académique que prend le « valet du carreau ».
Une autre différence se situe au niveau des couleurs, elles sont plus vives et les motifs plus simples. Il y a ainsi une plus grande place qui est accordée à l’expressivité. Ces nouveaux motifs revêtent d’un plus grand exotisme propice aux rêves. Ils y évoquent une certaine pureté rurale, considérée comme une « vertu » du peuple Russe.
Pour s’en convaincre, analysons quelques œuvres ci-dessous :
Malévitch – Litographie – Automne 14.Cette litographie donne de l’importance aux formes exacerbées , les couleurs sont vives et le message iconique : les pommes de terres sont semblables aux hommes car ils pérennisent la vie. Il existe donc un rapport fusionnel, le paysan n’est pas déconnecté de la nature, il en fait partit.
Goncharova – mariage – 1910. cette peinture représente la vitalité du mariage, mariage non pas institutionnel mais mariage avec la nature. On y voit des animaux communiant avec les hommes. Ils tendent vers l’arbre sacré, c’est à dire vers la vie. Ici on vante le respect d’un équilibre naturel, celui du cosmos.
Ne trouvez-vous donc pas qu’on s’éloigne de nos canons esthétiques européens? On est ici plus dans la sensibilité que la technicité, la nature est personnifiée. Quelque part on peut se dire que cet art préfigure l’abstraction, elle donne plus d’importance au message qu’à la représentation… D’un autre côté cet art est profondément matérialiste car il est attaché aux traditions, à une esthétique qui rapproche l’homme du monde.
Ce mouvement néo-primitiviste demeurera éphémère (1907-1912). Comme les autres avant-gardistes, il va se faire broyer par l’esthétisme de l’Art Socialiste Réaliste (1930).
Il en restera le reflet de ce questionnement incessant qui tourmente les élites Russes : faut-il se servir de notre génie national ou de l’aboutissement européen pour réaliser notre destin ?
Quelques liens complémentaires sur le sujet :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Queue_d%27%C3%82ne_(groupe_d%27artistes)
http://www.rivagedeboheme.fr/pages/arts/peinture-19e-siecle/le-primitivisme.html